CINQUANTE ANNÉES DE PRÉPONDÉRANCE FRANÇAISE EN TUNISIE

 PAR HADI ZAMANE

 Edité à Paris en 1932

 Prix : 3 Francs


I) L'Enseignement

II) Quelques aspects du milieu social




 

Avec notre argent on nous refuse l’instruction

 

PARTIE I : L'ENSEIGNEMENT


Le problème de l’enseignement a de tout temps passionné l'opinion publique en Tunisie.

Avant l'occupation Française Ahmed Bey, vers 1842 et plus tard Khéreddine Ministre de Sadok Bey (1873-1877) y attachèrent une grande importance. Plus tard il faut lire dans les journaux arabes avant leur interdiction en 1911 et dans le journal « Le Tunisien » que dirigeait notre regretté Ali Bach-Hamba, les vigoureuses campagnes pour la création des écoles et la diffusion de l'enseignement.

Après la Guerre le Parti Destourien fit de l'Instruction primaire obligatoire l'un des points essentiels de son programme et la presse arabe a apporté à la défense de cette revendication son ardeur coutumière.

C’est que le peuple tunisien se rend compte que l'instruction est l'un des principaux facteurs du progrès social et économique et qu'il tient à en bénéficier.

Pour mettre en relief l'importance que le tunisien attache à l’enseignement et les entraves qu'il y rencontre, nous parlerons de l'organisation de l'enseignement avant et après le Protectorat et de la part de l'initiative privée.


L'ENSEIGNEMENT AVANT 1881

I) L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE

L'enseignement primaire était donné avant 1881, dans les « couttebs ». Ce sont des écoles publiques, composées d'une seule classe, où un seul maître, le « meddeb », quelquefois deux, le second, le « Moukarer » étant un assistant du premier, apprenaient aux enfants à lire et à écrire le Coran. Ces écoles sont des fondations publiques (Habous), ou privées.

Le meddeb est payé en partie par les revenus des habous (faible rétribution annuelle en général), en partie par les parents. Les élèves pauvres ne payaient pas - chose importante à souligner.

Le nombre des couttebs était considérable. On peut s'en rendre compte aujourd'hui en parcourant certaines artères de la capitale, les villages et les Zaouias, dans les campagnes.

Chaque Zaouia avait et conserve encore son coutteb. Chaque village avait et conserve encore un ou plusieurs couttebs.

 Dans chaque rue, à Tunis, fonctionnait au moins un coutteb. Dans les rues assez longues on en trouvait plusieurs. Ainsi, la rue El Hadjamine, longue à peine de cinq cents mètres, possédait quatre couttebs. La rue du Pacha, longue de deux cents mètres, en possédait également quatre.

Un recensement fait par les soins de M. Machuel, directeur de l'enseignement en Tunisie, au début du protectorat, évalue le nombre des couttebs à l'époque, à près de 1400 fréquentés par 21800 élèves. Tunis seule possédait 120 couttebs.

II) L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE

Cet enseignement était donné à « l’Université de l'Olivier » et dans certaines autres mosquées, notamment à Kairouan, Sousse, Sfax, Monastir Gafsa, Djerba, le Kef.

L'Université de l'Olivier est vieille de treize siècles. Par le nombre de ses professeurs et élèves, par le degré de son enseignement, par l'importance de sa bibliothèque, elle occupait et occupe encore le second rang après l'Université Arabe du Caire : l'Université de El Azhar. L'Université El Karaouyne de Fez, vient en troisième lieu.

Le nombre des professeurs agrégés était de quarante ; celui des assistants, de plus de soixante et celui des élèves atteignait mille, à la veille du Protectorat.

Les élèves venus de la province logeaient gratuitement dans les « Medersas ». Ce sont des maisons d'étudiants bâties çà et là autour de l'Université. Au nombre de vingt-deux, elles donnaient abri à cinq cents élèves environ.

L'Université jouissait d'une somme considérable de revenus de fondations, habous mobilières et immobilières, legs accumulés par les siècles et qui lui permettaient de couvrir toutes ses dépenses.

Son organisation actuelle date de l'année 1258 de l'Hégire ou 1842. Elle fut l'œuvre de Ahmed Bey 1er.

En 1870 le ministre Khéreddine réunit, sous sa présidence, une commission qui réorganisa le programme des cours conformément à l'esprit et aux exigences de cette époque, doubler le traitement des professeurs, afin de stimuler leur zèle et instituer un recteur pour l'Université. Ce fut l'objet du décret du 27 septembre 1870.

Cinq années plus tard, un décret (26 décembre 1875) introduisait dans le programme des études, l'enseignement de l'histoire, de la géographie, de la géométrie, de l'astronomie. Il instituait également le livret universitaire et des primes à l'instruction.

Cependant, la base même de l'enseignement restait la théologie, le droit musulman et la littérature arabe.

LE COLLÈGE SADIKI :  Dans la même année, le 13 janvier 1875, Khéreddine créait à côté de l'Université de l'Olivier et grâce à l'initiative privée, un établissement d'enseignement secondaire moderne : le Collège Sadiki, installé dans les locaux de la Direction des Habous actuelle. On y enseignait la littérature arabe, les langues étrangères et les sciences. Le but de ce nouvel établissement était de préparer des élèves à recevoir l'enseignement supérieur des Universités Européennes. Et, effectivement, un certain nombre d'élèves, une douzaine à la sortie du Collège Sadiki, furent envoyés comme boursiers auprès des écoles et universités françaises.

L'Enseignement supérieur était donné à l'Université de l'Olivier. Il faut signaler également l'Ecole militaire du Bardo, fondée en 1840, par Ahmed Bey.

Citons enfin les écoles de filles des religieuses de l'Apparition, créées en 1843 à Tunis et dans quelques villes de l’intérieur ; l'école de garçons de l'abbé Bourgade ; les écoles des frères de la doctrine chrétienne, le collège Saint-Louis de Carthage (1875) et l'école de l'Alliance Israélite (1878) et enfin l'école des filles des sœurs de Sion à Tunis et quatre écoles italiennes. Toutes ces écoles sont des établissements privés. Elles étaient ouvertes aux tunisiens qui voulaient suivre un enseignement purement occidental et qui y étaient effectivement représentés.

Les Tunisiens ne sont pour rien dans la création de ces écoles, aussi les citerons-nous pour mémoire.

III) RESUME DE L’ENSEIGNEMENT AVANT 1881

Il est important de remarquer que l'Ecole Militaire du Bardo mise à part, tous les autres établissements scolaires placés sous le contrôle et la direction de l'Etat (Université, Collège Sadiki) ou non (couttebs) puisaient leurs ressources en dehors du budget de l'Etat et n'avaient à aucun moment fermé leurs portes pendant les périodes de vicissitudes financières qui avaient précédé l'occupation.

Que la caractéristique de cet enseignement était la gratuité à tous les degrés. Et bien :

1)      le nombre des couttebs pour un pays qui comptait moins de deux millions d'habitants ;

2)      la gratuité et la stabilité de l'enseignement à tous les degrés ;

3)      l'esprit de modernisation constante de l'enseignement qui animait le ministre Khéreddine ;

4)      l'envoi de boursiers en Europe.

Tous ces facteurs prouvent que la proportion des illettrés n'était pas, peut-être plus grande en Tunisie qu'en France et dans la plupart des états européens, il y a un demi-siècle.

On nous objectera que l'enseignement des couttebs et de l'Université de l'Olivier était à base religieuse.

C'est vrai. Mais qu'importe, puisqu'il éclaire la conscience et la lanterne de l'individu.

D'ailleurs, l'enseignement laïque, s'il est en honneur en France, ne date que de 1881 ; et n'est pas adopté par la plupart des Etats européens. Il est même loin d'être la règle en Belgique : monarchie constitutionnelle depuis un siècle et où le socialisme a construit plus que dans n'importe quel autre état, la Russie exceptée.

L'ENSEIGNEMENT DEPUIS 1881

I) INTRODUCTION

Depuis cette date, le nombre des couttebs diminue de plus en plus, cédant la place aux écoles primaires laïques, où un enseignement moderne y est donné selon des méthodes pédagogiques.

L'Enseignement secondaire est donné à Tunis au lycée Carnot, au Collège Allaoui, au Lycée Armand Fallière pour les jeunes filles, à l'Ecole Normale d'instituteurs et l'Ecole Normale d'institutrices ; à l'Ecole Supérieure d'Arabe.

A l'intérieur du pays, dans les collèges de Bizerte et de Sousse.

Cet enseignement est totalement gratuit dans les écoles primaires élémentaires, presque gratuit dans les collèges, assez onéreux dans les Lycées.

L'Enseignement professionnel est donné dans les écoles : Emile Loubet, Paul Cambon pour les jeunes filles ; l'Ecole Coloniale d'Agriculture et l'Ecole Ferme de Smindja.

L'Université de l'Olivier continuera à ouvrir ses portes et à voir le nombre de ses élèves et de ses professeurs augmenter.

Aujourd'hui, notre Université, avec son Annexe de Youssef Bey, compte trente professeurs agrégés de première classe et douze de deuxième classe. Cinquante auxiliaires et environ vingt-cinq stagiaires bénévoles.

Le nombre des élèves est de trois mille. Les études y sont encore totalement gratuites. Le nombre des maisons d’étudiants (mederssas) augmente. De vingt-deux il est porté à trente.

En face de l'Université et pour compléter l'enseignement de celle-ci en matière scientifique, un groupe de tunisiens, parmi lesquels on ne peut oublier les noms de Si El Béchir Sfar et Si Ali Bach-Hamba, fondèrent une Université populaire : LA KHALDOUNIA, du nom de l'historien tunisien Ibn Khaldoun, fondateur de la Philosophie de l'Histoire.

Le Collège Sadiki est transféré dans un très beau bâtiment qui fait l'admiration de tous ceux qui le visitent. Son enseignement continue à être gratuit pour les externes (cent) et pour les internes (quarante).

II) CRITIQUE DE L'ENSEIGNEMENT SOUS LE PROTECTORAT

Dire que la proportion de ceux qui savent lire et écrire a augmenté depuis l'établissement du Protectorat, cela ne fait par l'ombre d'un doute.

Un demi-siècle nous sépare aujourd'hui de 1881. Ce même demi-siècle qui a marqué l'essor intellectuel et économique le plus formidable que l'Humanité ait connu jusqu'à ce jour.

On ne peut admettre que la Tunisie, où les vieilles civilisations Phénicienne, Grecque, Romaine et Arabe avaient laissées d’éternels vestiges, terre ouverte sur l'Europe et l'Asie reste spectatrice de révolution des autres nations.

Bien au contraire, les efforts et les luttes que les Tunisiens y ont manifesté d’une façon permanente depuis 1881 est l'une des plus belles pages de l'histoire du Peuple Tunisien sous le Protectorat Français.

D'autre part, l'œuvre du Protectorat en la matière, pour si imposante qu’elle puisse paraître à première vue, n'est ni en rapport, avec les besoins et le budget du pays, ni désintéressée a 1’egard de la population tunisienne. Toutes ces idées se dégageront d'elles-mêmes, de l'exposition des faits que nous allons entreprendre.

Nous parlerons successivement :

1)      De l'insuffisance des écoles primaires ;

2)      De l'insuffisance des écoles professionnelles ;

3)      De l’insuffisance de l'enseignement secondaire ;

4)      De l’insuffisance de l'enseignement de la langue arabe ;

5)      De la déviation du Collège Sadiki de son véritable but ;

6)      De la réforme de l'enseignement de l'Université ;

7)      De l'enseignement supérieur ;

8)      De l'enseignement des filles ;

9)      De l'école de Djouggar ;

10)  Et enfin de l'attitude du Gouvernement à l'égard de l'initiative privée.

1) L'INSUFFISANCE DES ÉCOLES PRIMAIRES

L'enseignement primaire élémentaire qui devait être obligatoire dès le début du Protectorat, n'est donné aux petits tunisiens qu'avec parcimonie.

Au début du protectorat, on a commencé par créer des écoles dans les centres de colonisation et dans les grandes villes. Devant l'envahissement de ces écoles par l'élément tunisien, on a augmenté le nombre des écoles, créé d'autres dans des villages purement tunisiens sous la pression de la population, mais le nombre des écoles primaires reste encore très insuffisant si on en juge par les statistiques de l'armée :

Pour les jeunes gens tunisiens recrutés dans les années 1920, 1925 et 1928 on trouve :

a) Sur 1300 inscrits en 1920, 121 savaient lire et écrire l’arabe, soit 9,3%

12 savaient lire et écrire le français, soit 0,9% ;

14 savaient lire et écrire l'arabe et le français, soit 1,1% ;

En tout 147 soit 11,3 %.

 

b) Sur 1222 inscrits en 1925, 305 savaient lire et écrire l'arabe, soit 25,0% ;

17 savaient lire et écrire le français, soit 1,4% ;

21 savaient lire et écrire l'arabe et le français, soit 1,7% ;

En tout 343 qui savaient lire et écrire, soit 28,1 % ;

 

c) Et enfin, sur 1293 inscrits en 1928, 304 savaient lire et écrire l'arabe, soit 23,5% ;

46 savaient lire et écrire le français, soit 3,6% ;

54 savaient lire et écrire l'arabe et le français, soit 4,2% ;

En tout 404 qui savaient lire et écrire, soit 31,2% [1].

 

Si l'on tient compte que les jeunes gens nés dans la capitale, les élèves maîtres, les élèves du Collège Sadiki ; ceux qui ont obtenu le certificat d'études et ceux des centres d'enseignement arabe qui ont réussi à l'examen d'équivalence, sont dispensés du service militaire, on conçoit aisément que la statistique ci-dessus vise les enfants des ouvriers et des paysans pauvres[2]. Que la proportion de ceux qui savent lire et écrire le français, c'est à dire ceux qui ont profité de l'enseignement de l'école française laïque ou congréganiste et qu'enfin les couttebs rendent encore, en l'absence d'école modernes, d’utiles services à la population tunisienne.

Est-ce à dire que nous préférons l'enseignement des couttebs à l'enseignement des Ecoles laïques et qu'il n'appartient qu'à nous-mêmes d'envahir les écoles que le gouvernement construit pour nous ? Il n'en est rien. Au début de chaque année scolaire, des milliers d'enfants voient les portes des écoles se fermer à leur nez, faute de place pour les recevoir et les élèves qui ont dépassé l'âge de quatorze ans, sont renvoyés d'office, même s'ils sont dans la classe du certificat d'études, pour faire place aux plus jeunes. Mais par contre les portes des écoles primaires sont largement ouvertes aux petits français et italiens.

Il serait désolant, dit M. Mustapha Kaâk, membre du Grand Conseil dans son rapport sur le budget de l’enseignement pour l'année 1930 :

« Il serait désolant que la Tunisie continuât à offrir le spectacle d'un déséquilibre choquant d'une population de près de 2000000 d'habitants moins avantagé sous le rapport de l'instruction que 200000 autres habitants. N'est-il pas inquiétant en effet de constater que sur les 69237 élèves que comptent nos 467 écoles primaires publiques et privées, 28829 seulement sont indigènes, qu'à peine 637 de ces derniers ont été admis en juin dernier, au C.E.P.E. et que sur les 637 (les admis en octobre ne sont pas comptés), à peine 306 ont réussi à trouver place cette année, dans les établissements d'enseignement secondaire et primaire supérieur, alors que le nombre des élèves nouveaux dans ces établissements est de 892 unités ».

Comme on le voit, l'éloquence des chiffres en l'occurrence est loin d'être un vain cliché de rhétorique[3] ».

2) INSUFFISANCE DE L'ENSEIGNEMENT PROFFESSIONNEL

La Tunisie est un pays essentiellement agricole. Le Gouvernement se devait de répandre sur une vaste échelle l'enseignement de l’agriculture et des industries qui s'y rattachent. Chaque centre agricole devait avoir son école pratique d'agriculture et de mécanique agricole. Il en est de même de l'enseignement relatif à la culture de l'olivier, du dattier el des arbres fruitiers. Or, en fait d'écoles d'agricultures, la Tunisie en possède deux :

a) L'Ecole Coloniale, où le niveau du concours d'entrée étant élevé -degré du baccalauréat de Mathématiques élémentaires- le nombre des étudiants tunisiens a été, pratiquement, nul jusqu'à ce jour.

b) L'Ecole-Ferme de Smindja. Cette école est réservée exclusivement aux tunisiens. Le nombre des élèves y est de quarante.

On voit donc que cet enseignement est excessivement maigre et on s'explique aisément la difficulté que rencontrent les Tunisiens pour améliorer leur outillage agricole.

Maintenant, en fait d'enseignement des industries agricoles, on peut dire qu'il n'en existe encore rien.

Le reste de l'enseignement professionnel (tissage, menuiserie, couture. etc.) est annexé aux programmes de certaines écoles primaires de Tunis et de certaines villes de l'intérieur, telles : Bizerte, Ferryville, Gabès, Gafsa. Mais cet enseignement est trop insuffisant pour exercer un attrait sur les élèves qui préfèrent préparer auparavant le certificat d'études primaires. Aussi, leur nombre, dans ces écoles, est-il infime : 668 seulement pour l'année 1928.

Cet enseignement a été condamné non seulement par les élèves et leurs parents, mais également par le Grand Conseil et par la Conférence Nord-Africaine. Dans le rapport sur le budget de l'enseignement précité, le rapporteur fait remarquer à ce sujet ce qui suit :

« La Commission a remarqué que l'enseignement professionnel n'a guère progressé ; elle signale encore une fois les inconvénients des combinaisons de demi-temps et de temps complet, condamnées pourtant par 1a conférence Nord-Africaine et par l’expérience ».

On ne peut donc y attacher de l'importance.

3) INSUFFISANCE DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE

Nous voici, après un demi-siècle d'occupation. Le budget atteint déjà un demi-milliard et la Tunisie ne possède qu'un seul Lycée. Il y a le Collège Allaoui, un Collège à Bizerte et un autre à Sousse, qui a ouvert dernièrement ses portes, mais nous ne pouvons-nous empêcher d'objecter que le nombre des élèves tunisiens s'arrête de croître par suite du manque de place, que les élèves qui sont venus un peu tardivement à l'enseignement et qui ont dépassé la dix-huitième année, sont renvoyés du lycée pour laisser de la place, même s'ils sont dans les classes supérieures et s'ils y occupent un rang très honorable et que Sfax et sa banlieue, la capitale économique de la Tunisie et la ville la plus peuplée après Tunis, ne possède ni Lycée ni Collège.

4) DE L'INSUFFISANCE DE L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE ARABE DANS LES ECOLES DU GOUVERNEMENT

Les programmes des écoles laïques ne réservent pas une place suffisante pour l'enseignement de la langue arabe. C'est ainsi qu'à l'examen du certificat d'études primaires élémentaires, l'arabe est considéré comme une matière à option. L'élève peut choisir entre l'épreuve de dessin et celle de l'arabe. Grave lacune, car 1'arabe est l'une des deux langues officielles du pays et surtout notre langue nationale.

Cause de retard dans les études et de surmenage également pour les enfants, car les parents tiennent à la culture arabe et quand ils n'envoient pas, dès le début, leurs enfants au Coutteb, ils leur font prendre des leçons particulières d'arabe, pendant les vacances ou le plus souvent, en dehors des heures scolaires.

La Presse tunisienne et nos délégués au Grand Conseil ont attiré continuellement l'attention du Gouvernement là­-dessus... rien n'y fit.

5) LA DÉVIATION DU COLLÈGE SADIKI DE SON PROPRE BUT

En prenant en mains les administrations du pays et en confiant la direction à des fonctionnaires français ignorant la langue arabe, le Gouvernement du Protectorat devait faire appel à un nombre considérable de traducteurs et d'interprètes. Le collège Sadiki cessa de préparer ses élèves à l'enseignement supérieur et devint une pépinière d'interprètes. On supprima l'enseignement des langues étrangères et on encombra le programme des études d'une telle gamme de traductions administratives, que les études du collège finirent par rebuter les esprits les plus dociles. Effectivement, le nombre des élèves de chaque promotion qui débute en sixième est de trente et va en diminuant jusqu'à tomber à cinq ou six en seconde et en première. Fort heureusement, le directeur actuel[4] du collège, tente dans la mesure où la direction de l'enseignement le lui permet, de redresser le programme des études et de donner satisfaction à l'opinion tunisienne.

Mais il est à remarquer que si l'élan imprimé au Collège Sadiki par Khéreddine n'avait pas été brisé par le Protectorat, il y aurait eu en Tunisie et bien avant la guerre, plus de trois médecins, des ingénieurs et des professeurs tunisiens qui auraient apporté leur contribution au relèvement social et économique de leurs compatriotes, contribution qui aurait été certainement efficace grâce à leur connaissance de la langue arabe et à la confiance que la population musulmane témoigne aux siens.

6) DE L'OBSTINATION QUE MET LE GOUVERNEMENT A POURSUIVRE LA RÉFORME DE L’UNIVERSITÉ DE L'OLIVIER COMMENCÉE PAR KHÉREDDINE

L'enseignement de l'Université de l'Olivier ne faisant pas place aux matières scientifiques, a amené les étudiants à en demander au Gouvernement la réorganisation. Quand de nos jours, un jeune homme entre dans la vie active, il ne lui suffit plus de s'armer de théologie et de littérature. Il lui faut des armes plus concrètes : la comptabilité, la mécanique, en un mot, les sciences positives. Et un gouvernement soucieux de l'intérêt général ne pouvait attendre qu'on lui en fasse la remarque. Malheureusement ce ne sont pas de simples remarques qu'on a faites au gouvernement pour entreprendre la réforme de l'enseignement à l'Université. L'action des étudiants, dans ce sens, a été dans ces dernières années tellement vive, qu'elle a gagné la solidarité de la population tunisienne et qu'elle mérite d'être relatée.

Aperçu sur l'action estudiantine - Une campagne de presse menée en 1909 pour attirer l'attention du Gouvernement sur la nécessité de moderniser l'enseignement de l'Université n'avait produit aucun effet. Les étudiants se mettent alors en grève. Quelques jours après, les dirigeants du mouvement furent arrêtés et emprisonnés. Les étudiants, n'étant pas habitués à manier le redoutable instrument qu'est la grève, terrorisés par ces mesures administratives, reprirent les cours non sans obtenir la libération de leurs camarades et la promesse que leurs doléances seraient examinées. Une Commission se réunit en effet et introduisit dans le programme de l'examen de fin d’études, des matières nouvelles pour lesquelles elle n'avait pas créé de chaire spéciale. Elle avait compté pour cela sur les cours professés à la Khaldounia.

Deux ans plus tard, le mouvement reprend par une campagne de presse, mais toute la presse arabe, suspendue en 1911 lors de la bagarre du Djellaz et l'état de siège proclamé et maintenu avec la grande guerre, tout rentre dans l'ordre jusqu'en 1919. Les journaux arabes réapparaissent. Les étudiants recommencent une nouvelle campagne qui aboutit en 1926 à la réunion par le Gouvernement, d'une nouvelle Commission pour étudier la réforme de 1’enseignement de l'Université. Cette Commission tint réunion sur réunion, mais ne publia aucune décision, jusqu'au jour, où en 1928, apparut au journal Officiel, le texte réorganisant l’examen du notariat et y introduisant des matières non enseignées à l'Université. Jusque-là la fonction de notaire était exclusivement réservée aux étudiants de l'Université de l'Olivier. C'était également pour eux la seule fonction spécialisée à laquelle leur diplôme leur permettait d'aspirer. Ce fut le signal d'un vigoureux mouvement en faveur de la réforme : ce fut la grève. Mais, cette fois-ci, une grève mieux dirigée, caractérisé par le vide autour de l'Université et le calme. Pour ne pas donner prise au Gouvernement, les noms des dirigeants de la grève restent secrets. La lutte dure. La police exaspérée, arrête quatre étudiants, au hasard, qu'elle accuse d'avoir entravé la liberté de l'enseignement. En même temps que le Gouvernement, dans le même esprit d'intimidation fermait l'Université. Mais les étudiants redoublent d'énergie et de courage. Ils gagnent à leur cause la population tunisoise qui, voyant l'Université fermer ses portes pour la première fois depuis sa création, proclame, le 20 janvier 1928 une magnifique grève de solidarité. Les dockers et les artisans en grève paralysent quelque peu l'activité économique de la ville de Tunis. Le Résident Général ouvre alors les yeux, car le mouvement avait tendance à se généraliser.

Dans la même journée, le journal arabe Ez-Zohra, publiait en supplément, un appel du Résident Général[5], invitant les étudiants à reprendre leurs études et leur promettant de faire réviser le décret nouvellement promulgué sur les examens du notariat et le programme des études de l'Université.

Les étudiants étaient déjà à leur quarantième jour de grève. Ils cédèrent. Les emprisonnés furent aussitôt relâchés. Une commission fut constituée, en effet, pour re-procéder à la révision du programme des études... mais les élèves attendent encore ses conclusions.

N'oublions pas de signaler que les étudiants n'ont pas désarmé. Ils continuent la lutte par le journal et la grève. Et c'est ainsi qu’ils firent, en la fin de l'année 1929, une grève de 24 heures et une autre en 1930, de 48 heures.

7) L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

Il n'existe, en Tunisie que pour le Droit. Mais rien pour le reste. Pas même une classe de Mathématiques spéciales au Lycée de Tunis, pour éviter aux élèves qui désirent préparer les grandes écoles, des frais de séjour en France.

8) L’ENSEIGNEMENT DES FILLES

En Tunisie, avant 1881, il n'existait pas d'écoles de jeunes filles musulmanes. Celles-ci recevaient dans leurs familles, ou dans ce qu'on appelait « Dar el Maâlama » un enseignement purement professionnel : coulure, dentelle, fabrication des tapis, ménage.

La première école de jeunes filles fut créée en 1898, à Tunis.

Quelques autres écoles furent créées dans la suite mais le nombre des classes est tellement insuffisant qu'on ne pouvait compter en 1928 que 2930 élèves dans les écoles du Gouvernement : 17 candidates au certificat d'études primaires élémentaires dont 13 reçues à cet examen.

Une critique très sérieuse a été faite à l'enseignement des jeunes filles musulmanes. C'est qu'il est, ou bien confié à des institutrices françaises qui ne connaissent en général pas un mot de la langue arabe, ou bien à une musulmane qui n'a d'institutrice que le nom.

Ce sont en effet, des monitrices qui n'ont ni le certificat d'études primaires élémentaires, ni un certificat d'arabe équivalent. On conçoit aisément qu'elles n'ont même pas de formation pédagogique. Cela est d'ailleurs expliqué par la comparaison entre le nombre 13 des élèves reçues au CEPE et le nombre 239 des élèves musulmanes à l'Ecole Normale d'Institutrices, que donnent les statistiques du Gouvernement pour l'année 1928. A moins que le nombre 239 ait été exagéré démesurément... pour leurrer l'opinion publique.

Quoiqu'il en soit, le reproche formulé contre les écoles des filles musulmanes est l'expression de la réalité et que grand nombre de tunisiens n'osent envoyer leurs filles dans des écoles formidablement surpeuplées, avec un personnel enseignant au-dessous de sa tâche et où l'enseignement de la lague maternelle fait défaut.

Les Tunisiens ne désarmeront pas avant d'obtenir l'ouverture d'écoles de filles, nombreuses, suffisantes, avec un programme d'enseignement rationnel et un personnel de choix.

9) L'ECOLE DU CRIME CEUX QU'ON ENVOI E A L'ÉCOLE DE DJOUGGAR

Le 6 novembre 1924 à 10 heures, une colonne de détenus s'arrêtait devant le bureau du chef. Ils étaient tous jeunes, chétifs, loqueteux. Les plus âgés avaient quinze ans à peine. Ils s'avançaient deux par deux, en rangs serrés.

Leur visage pâle trahissait la joie de l'évadé. Car cette jeunesse malheureuse s'évadait de l'atmosphère lourde du bâtiment H et de l'obscurité du cachot au grand air du centre pénitencier de Djouggar.

Qu’ont-ils fait et que vont-ils faire ? Qu’ont-ils fait ? Que sais-je ? L'un a chipé peut-être un pain à la devanture d’un boulanger ; l’autre a tiré la langue à un sergent de ville, celui-ci... celui-là...

Des juges implacables, habitués recevoir les professionnels du vol et du crime, des cœurs insensibles à la misère infantile, leur ont distribué généreusement quelques années de prison.

Dans la salle commune de l'Hôtel Delord, chacun venait de nouer de nouvelles connaissances, de raconter ses exploits et de recevoir des félicitations ou des critiques. Certains y avaient même reçu des leçons pratiques. Ainsi le 15 septembre 1924, dans la salle des prévenus arrivait un Ghomrasni. Il était d’assez grande taille, mais il était jeune. Il avait seize, dix-huit... disons vingt ans, puisqu’on l'avait mis avec les adultes. L'essentiel c’est qu’il venait de débarquer à Tunis. Fils de la Montagne, il était rude, ignorant. La veille il était allé vendre des beignets au marché central et voyant quelqu'un glisser un portefeuille dans la poche externe de son veston, il avait cherché imprudemment à le lui détourner.

Ignorance des lois sociales ! Imprudence ! Non Les détenus amassés autour de lui pour écouter son histoire n’y virent que de la maladresse. Ils le lui firent bien voire d'ailleurs.  

Mais les injures cédèrent bientôt à un sentiment de pitié et les insulteurs devinrent des professeurs pratiques. Ils endossèrent un veston à l'un d'eux, lui commandèrent de se promener négligemment dans la salle et verbalement puis pratiquement enseignèrent au Ghomrasni quelques méthodes de vol à la tire. Après quelques essais le Jeune homme parvint à soutirer un mouchoir de la poche du veston sans attirer l’attention du promeneur - et content de la leçon apprise, il regagna sa place au pied du mur, en grognant : « je ne me ferai plus attraper. »

Voilà une leçon pratique. Nous en connaissons d'autre que nous espérons rapporter un jour, quand nous traiterons du régime des emprisonnés. Contentons-nous de dire pour le moment que les enfants que la misère des parents et le manque d'écoles a livrés à la rue et à la justice, apprennent dans les prisons tunisiennes l'oisiveté et le crime ; alors que dans les pays où on a quelque peu le sens de l'intérêt général, ils sont placés dans des maisons de correction -où les gardiens sont instituteurs et professeurs de menuiserie, serrurerie etc.

En fait de maisons de correction, nous avons en Tunisie des colonies pénitentiaires. Voici, dit le chroniqueur judiciaire de la Dépêche Tunisienne, du 3 juin 1925, Mohamed Ben Salah :

« Il est âgé de 15 ans. Deux condamnations ornent déjà son casier judiciaire. Ce garçon d'avenir a volé un revolver et des cigarettes. Il demande pardon en pleurant. Le Tribunal estime qu'il a agi sans discernement, mais il a conquis le droit à une villégiature de six ans dans une colonie pénitentiaire ».

L'une de ces colonies, c'est Djouggar. Là, les jeunes détenus sont répartis en secteurs et travaillent sous la surveillance d'un caporal : un détenu adulte. Le travail journalier de chaque secteur est estimé d'avance. L'enfant gagne deux sous par jour [6].

Les détenus logent dans des salles recouvertes en tuiles. Le tabac, qui leur est défendu à la prison, leur est autorisé à Djouggar.

Au lieu de construire des écoles spéciales pour l'enfance arriérée ou malheureuse, le Protectorat leur construit des prisons.

10) L'HOSTILITÉ DU GOUVERNEMENT A L'ÉGARD DE L'INITIATIVE PRIVÉE DANS L'ŒUVRE DE L'ENSEIGNEMENT

Nous avons montré dans la première division de ce chapitre que l'enseignement était organisé avant le Protectorat par l'initiative privée sans le concours matériel de l’Etat.

Quand le Gouvernement français prit à sa charge l'enseignement, cette initiative allait diminuer par suite de l'appauvrissement progressif des Tunisiens, mais non s'éteindre. Ce qui est intéressant à signaler à cet égard, c'est l'attitude du Gouvernement. Au lieu de stimuler notre ardeur et notre élan pour notre relèvement intellectuel par nos propres moyens devant l'insuffisance manifeste de son enseignement et du nombre des écoles, le Protectorat s'est employé tout au contraire à décourager l'initiative privée ; comme il s'est employé à décourager les étudiants dans leur demande de modernisation de l'enseignement de l'Université.

L'enseignement privé placé sous son contrôle, nul ne pouvait plus enseigner sans l'autorisation du directeur de l'enseignement. Et cette autorisation ne s'obtenait pas toujours, presque plus de nos jours, devons-nous dire.

Beaucoup plus caractéristique est encore l'attitude toute récente du Gouvernement à l'égard des étudiants en France. Le nombre de ces derniers, d’une ou deux unités avant la guerre a dépassé la trentaine en 1927. Et si nous étudions la condition sociale et la situation de fortune de tous ces étudiants, nous constatons qu'à l'exception d'une dizaine appartenant à des familles relativement aisées, tous les autres étaient pauvres et dénués de ressources.

La plupart avaient bénéficié de l'enseignement secondaire gratuit du collège Sadiki. Ils étaient partis en France se faire inscrire les uns comme surveillants et élèves dans des collèges où ils préparent en même temps le baccalauréat ; les autres ayant terminé 1er cycle secondaire au Lycée de Tunis prirent le bateau comptant pour subsister sur une place de surveillant ou la subvention que continue à faire le Collège Sadiki à ses élèves qui se rendent en France, la subvention de la direction de l'enseignement et quelque aide familiale. Mais hélas, aucune de ces sources de revenus n'était importante. La subvention du Collège variant avec le degré des études entre 1200 et 1800 francs et celle du Gouvernement n'excédant pas 2400 francs.

Des démarches faites par les étudiants auprès du Gouvernement et des Grands Conseillers en novembre et décembre 1928, appuyées par la presse tunisienne, fit porter le taux de la subvention de la direction de l'enseignement à 3000 francs et à partir du 1er janvier 1930, les subventions étaient remplacées par des prêts d'honneur[7].

Le caractère de cette nouvelle institution avait porté à croire aux étudiants dénués de toutes ressources personnelles et qui ne sortaient pas du Collège Sadiki que le taux de ces prêts allait être assez important. Mais il fallut bien déchanter. Pour l'année scolaire en cours (1930-1931), le taux de ces prêts d'honneur a oscillé entre 2000 et 4000 francs.

Le système des subventions était, sans nul doute, plus avantageux. Passons. Disons plutôt que les étudiants tunisiens en France ne s'étaient pas trop illusionnés sur l'intérêt que le Gouvernement pouvait leur témoigner.

III) AVEC NOS PROPRES RESSOURCES ON NOUS REFUSE L'INSTRUCTION

Ne comptant pas sur l'appui du Gouvernement, les étudiants avaient, dès le mois de décembre 1927, fondé l'Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains en France, dont le principal but était de se procurer, par le système des cotisations et des fêtes, des ressources pour permettre à ceux d'entre eux qui n'arrivaient pas, de boucler leur budget annuel. Car si le travail extra-scolaire de surveillant, comptable, homme de peine dans les magasins - n'a rien de déshonorant pour les étudiants, il n'en reste pas moins vrai qu'il les surmène[8] et absorbe un temps précieux pour leurs études.

Et bien, l'initiative des étudiants avait rencontré en Tunisie autant d’hostilités de la part du Gouvernement local, qu'elle avait rencontré d'enthousiasme de la part de la population tunisienne. En effet, à peine les étudiants avaient-ils donné trois fêtes, deux dans la banlieue de Tunis, à la Marsa et au Kram et une autre à Sousse, qu'ils avaient reçu l'ordre de décommander une quatrième qu'ils projetaient de faire à Souk el Arbaa et une autre à Hammam Lif (septembre 1929). Cette interdiction avait été maintenue jusqu'à ce jour malgré les multiples démarches faites par le délégué de l'Association, le Docteur Mahmoud El Materi.

La cause invoquée par la Direction de l’intérieur pour justifier cette attitude a été des plus inattendues. La voici, rapportée par le Docteur Materi lui-même dans « La Voix du Tunisien » du 1er septembre 1930 :

 « L'association ayant son siège à Paris, nous la considérons comme une Société étrangère et nous ne pouvons pas l’autoriser à organiser des fêtes à son profit et le Docteur Materi d'ajouter :  grande a été notre surprise après une telle réponse ».

Et que pense-t-on alors, en haut lieu de toutes les organisations italiennes, maltaises, grecques philanthropiques et qui ne se contentent pas d'organiser des fêtes tapageuses, mais font aussi des souscriptions non déguisées au profit des œuvres dont le siège est à Rome, Malte, Athènes ou Jérusalem ? Mais nous n'avons pas voulu embarrasser notre interlocuteur par une telle question ; nous lui avons seulement demandé ce qu'il nous conseillait de faire pour lever l'interdiction qui frappait nos fêtes pour lesquelles des sommes importantes avaient déjà été dépensées et des artistes engagés.

« C’est bien simple, nous a-t-il répondu ; vous n'avez qu'à constituer un comité de quelques membres régulièrement mandatés par l'Association de Paris et faites-vous reconnaître à Tunis. Je vous promets que vous ne rencontrerez aucune difficulté. Et surtout, a-t-il ajouté, ne mettez rien sur les journaux à ce sujet. »

Notre Comité est constitué depuis plus de cinq mois et nous avons fait tout ce qu'on nous a dit de faire, mais jusqu'à présent la Direction de l'Intérieur n'a pas daigné nous répondre.

Ainsi nous avons perdu une année entière à faire démarches sur démarches sans obtenir aucun résultat. Pendant une année, nous avons tenu notre promesse de ne pas saisir l'opinion publique par la voie de la presse, toujours confiants dans les bonnes dispositions de l'Administration. Maintenant, nous n'avons plus de raison de garder le silence.

« Oui ! on nous empêche de venir en aide à ceux de nos enfants qui poursuivent leurs études en France. Toutes les chinoiseries administratives n'arriveront pas à voiler cette vérité brutale. »

Ainsi donc, avec nos propres ressources, nos propres deniers, le Gouvernement du Protectorat nous empêche de poursuivre notre instruction même dans les Universités françaises, après s'être opposé à la modernisation de notre propre Université.

IV) RESUME DE L’ENSEIGNEMENT DEPUIS 1881

a) L'ancienneté de notre Université, le nombre de ses professeurs et élèves avant et après l'établissement du Protectorat ; le nombre des couttebs parsemés sur le territoire de la Régence et l'importance de la population scolaire, pour un pays de deux millions d'habitants ; les sacrifices matériels que cette population a acceptés pour faire de l'enseignement un enseignement stable et gratuit à tous les degrés ; l'esprit qui animait le ministre Khéreddine pour moderniser constamment l'enseignement ; tous ces facteurs prouvent suffisamment que proportionnellement à notre nombre, nous n'étions pas avant 1881, moins avantagés en matière d'enseignement que la plupart des Etats modernes à cette époque.

b) Les luttes vigoureuses, permanentes que nous avons livrées au Gouvernement du Protectorat pour le décider à moderniser l'enseignement de l'Université de l'Olivier, pour nous permettre d'ouvrir de nouvelles écoles privées, d'augmenter le nombre de ses écoles, d'y introduire l'enseignement de la langue arabe ; d'ouvrir de vraies écoles pratiques d'agriculture, de commerce et d'industrie ; de favoriser l'enseignement supérieur par l'augmentation du nombre et du taux des prêts d'honneur ; qu'à défaut de son argent, de permettre à la population d'aider elle-même ses enfants ; tous ces facteurs prouvent que nous estimons  l'instruction à sa propre valeur et que nous n'entendons pas rester en retard sur les autres peuple ou nous contenter de l'enseignement que dose à notre effet le Gouvernement du Protectorat.

c) Le nombre des écoles primaires laïques ; le nombre des élèves tunisiens qui les fréquentent ; le nombre de ceux qui ne trouvent pas de place dans ces écoles et celui de ceux qu'on renvoie pour cause de limite d'âge ; le nombre de ceux qui ne trouvent pas de places dans les écoles secondaires et celui qu'on y renvoie pour cause de limite d'âge, comme si l'enseignement ne suffit pas d'être aujourd'hui l'apanage des riches pour en frustrer encore ceux qui y sont arrivés en retard ;  le manque d'écoles d'enseignement professionnel ; tous ces facteurs prouvent que l'œuvre scolaire du Gouvernement du Protectorat est insuffisante pour une période de cinquante années et un budget qui atteint le demi-milliard.

d) Le nombre des élèves tunisiens dans les écoles primaires, comparé à celui de leurs camarades étrangers ; la déviation pendant cinquante ans, du Collège Sadiki de son véritable but ; l'hostilité du Gouvernement à l'égard des étudiants de l'Université de l'Olivier et des étudiants de France, prouvent que le Gouvernement est réfractaire à notre émancipation. Que, sans cette hostilité marquée, avouée, les Tunisiens auraient certainement progressé beaucoup plus dans la voie de l'évolution intellectuelle, économique et sociale.

e) Et de tout cela, il faut déduire que l'œuvre scolaire du Gouvernement du Protectorat a pour but :

1) De former des fonctionnaires dont il a besoin ou une main d'œuvre non spécialisée pour laisser le privilège de la spécialisation et des hauts salaires aux ouvriers français.

2) D'empêcher la formation des cadres parmi les Tunisiens capables de concurrencer les colonisateurs dans le domaine économique ou de créer des difficultés à la colonisation.

3) Enfin d'asseoir de plus en plus, sur le terrain solide de l'ignorance et de la pauvreté, la PREPONDERANCE FRANÇAISE.

Une autre conclusion s'impose également. La responsabilité de cette hostilité à notre émancipation n'incombe pas au gouvernement seul, mais aussi au régime.

Le but de la colonisation moderne est de trouver, en particulier dans les colonies, des marchés pour approvisionner les usines de la métropole en matières premières et y écouler leurs produits manufacturés.

Les métropoles n'ont donc aucun intérêt à voir les habitants des colonies progresser dans l'échelle du progrès intellectuel. Car ce progrès entraîne inévitablement le développement de l'industrie locale et oppose par là même, l'intérêt de la colonie à celui de la métropole.

Hier, c'était le cas du Canada. Aujourd'hui, c'est le cas de l'Inde. Il s'en suit, que le Gouvernement français n'a aucun intérêt à nous ouvrir des écoles - ou plutôt, en nous ouvrant des écoles, car il est tenu de le faire vis-à-vis de l'opinion publique -il devait en restreindre le nombre et proscrire du programme un enseignement civique et professionnel vrai. Aussi, n'y a-t-il pas manqué.

L'enseignement est une question de vie ou de mort pour nous.

C'est avec l'instruction que le fellah modernisera ses moyens de production et échappera aux griffes de l'Usurier.

C'est l'instruction qui introduira chez nous plus d'hygiène et de bien-être.

Et comme nous ne pouvons compter pour cela, ni sur le régime du Protectorat, ni sur le Gouvernement, il faut multiplier nos efforts, sacrifier nos ressources pour l'instruction de nos enfants.

Ne supportons pas la honte de laisser aux Français le soin d'écrire, pour nous, notre propre Histoire. ECRIVONS NOUS-MEMES NOTRE PROPRE HISTOIRE.


 

PARTIE II : QUELQUES ASPECTS DU MILIEU SOCIAL


L'étranger qui arrive dans un port quelconque de la Tunisie, distingue du pont du bateau qui l'amène, deux populations différentes ; deux types ethniques qui opposent déjà à son regard par l’expression du visage, son teint, le costume et le couvre-chef.

Partout, en Tunisie, l'enfant du pays, le jeune israélite excepté, se distingue aisément de l'étranger.

A Tunis même, dont la population est cosmopolite comme dans toutes les grandes villes, où une partie de la jeunesse tunisienne a adopté par goût ou par commodité le costume européen, on peut confondre de loin un Français avec un Italien ou un Maltais, tandis qu'on reconnaît le Tunisien à son fez rouge écarlate. C'est là un signe qui ne trompe jamais - et que le Tunisien, jaloux de son individualité, ne veut abandonner, du moins dans l'état politique actuel de son pays, car le fez n'a pas d'autre valeur à ses yeux. Il est de création turque et n'a pas la signification qu'on a voulu lui attribuer.

Il y a longtemps d'ailleurs que cette querelle entre les partisans du tarbouche et du chapeau a été résolue par le cheikh Mohammed Abdou[9].

Ainsi donc deux éléments de la population étant distincts nous traiterons dans ce chapitre de la population tunisienne et de la population européenne.

LA POPULATION TUNISIENNE

I) MUSULMANTS ET ISRAELITES

La population tunisienne se compose de deux éléments dont la seule distinction avant le protectorat était la religion -mais qui s'éloignent aujourd'hui de plus en plus l'une de l'autre dans les grandes villes et se différencient par plus d'un détail. Il s’agît de la population musulmane[10] qui sans rompre avec son passé, multiplie ses efforts pour imiter l'Occident dans tout ce qu'il a de bon ; et la population israélite[11] qui, ne se voyant liée par aucune civilisation antérieure, s'est lancée à imiter l'étranger à doses massives et sans discernement.

Il y a aussi un autre facteur qui avantage les israélites sur les musulmans dans leur acheminement vers le progrès matériel. C'est leur condition économique avantageuse.

Les quelques industries locales sont peu importantes et tenues indifféremment par les musulmans et les israélites.

Le commerce et les banques sont dirigés par les israélites.

L'agriculture est entre les mains des fellahs et des colons. Or, la bourgeoisie rurale a été appauvrie au profit des colons et la masse des petits fellahs qui luttent contre l'ignorance, la nature et le fisc, travaillent pour remplir leur ventre et le coffre de l'Usurier. Or en Tunisie, l'usure est l'apanage de l'israélite, qui la pratique sous ses formes multiples.

C'est ce déséquilibre économique, le plus souvent favorisé par l'administration et le fait que les israélites constituent une minorité citadine, qui ont permis dans une certaine mesure à nos amis juifs d’évoluer plus vite que nous. Mais ce ne sont pas les seuls facteurs de notre retard. Le fait qu’un peuple a la volonté de s’émanciper ne hâte pas son émancipation. Il faut que ses efforts soient encouragés et coordonnés par le Gouvernement.

Or que voyons-nous en Tunisie ? Les enfants sont renvoyés des écoles publiques par milliers faute de places et les ouvriers sont livrés à la pire exploitation morale et matérielle. Le Gouvernement promulgue décrets beylicaux et arrêtes ministériels pour protéger les ruines romaines, conserver le cachet oriental des villes arabes, accorder le droit de vote aux commerçants et propriétaires fonciers, mais il s’est refusé jusqu’à présent de faire bénéficier la classe ouvrière des lois de protection du travail.

II) LE PROLÉTARIAT TUNISIEN

Le prolétariat tunisien dans ses différentes classes : paysanne, ouvrière et administrative, souffre non seulement de l’insuffisance des salaires, mais aussi du fait que le Gouvernement lui refuse la possibilité de revendiquer un salaire plus élevé et des conditions de travail plus avantageuses. Autrement dit, il lui refuse le droit d’association et le droit de grève.

Lorsqu'en 1923 et 1924 les ouvriers tunisiens acculés à la lutte pour la défense de leur condition matérielle, décidèrent de s'organiser en syndicats pour mettre de leur côté quelques chances de succès, l’administration noya leur mouvement dans le sang.

L'Etat tunisien, dans sa forme actuelle, ne peut évidemment favoriser les employés au détriment de leurs employeurs. En France, comme en Amérique, comme partout ailleurs, la classe ouvrière n’a arraché le Droit syndical et la journée de huit heures que de haute lutte. Mais là où son rôle devient vraiment criminel c'est quand il met à la disposition des particuliers (colons, exploitations minières, etc.) les détenus de droits communs pour les travaux les plus pénibles effectués dans les plus cruelles conditions matérielles et morales, moyennant un salaire journalier de quelques sous.

Ainsi, en 1928, le nombre des journées de travail effectuées par les détenus chez les particuliers[12] , s'élève à 188 610 dont 102 759 dans les mines.

La Société des Mines de Douaria, par exemple, emploie à l'extraction du minerai de fer du Djebel Sedjenane près de deux cents détenus. C’est un véritable « enfer » que le Djebel Sedjenane où pour une gamelle, 400 grammes de pain noir et quelques sous par jour, les squelettes décharnés font douze heures de travail sous la férule sauvage des gardiens.

C'est une « Montagne de Malheurs » où l'Etat envoie « crever » ceux qu'il est chargé de corriger et d'éduquer.

III) FONCTIONNAIRES ET TRAVAILLEURS DE L’ETAT

Pénible est la situation des fonctionnaires et des travailleurs de l'Etat. A capacité égale et travail égal deux fonctionnaires de la même administration ou deux ouvriers du même service public, touchent des salaires différents parce que l'un est Tunisien et l'autre Français. Ce dernier reçoit un traitement de base supérieur à celui de son collègue ; l'indemnité du tiers colonial : LA MONSTRUOSITE COLONIALE et il peut arriver au plus haut poste de l’administration, alors que son collègue tunisien végétera dans les postes subalternes.

Ce favoritisme que le Gouvernement s'obstine à maintenir malgré nos protestations indignées et périodiquement renouvelées n'est-il pas la manifestation du principe de la Prépondérance Française dans toute son iniquité et son absurdité.

LA POPULATION EUROPÉENNE

La population européenne se compose principalement de Français, 71 020, dont près de dix mille naturalisés (Italiens, Maltais et Tunisiens) de fraîche date et Italiens : 89 216 au recensement de 1926. Les statistiques de sources italiennes accusent 120 000.

I) LES ITALIENS

Qu'ils soient originaires de l'Italie du Nord ou de la Sardaigne et de la Sicile (les plus nombreux et les plus pauvres à leur arrivée), les Italiens sont industrieux et économes.

Encouragés et aidés par le Gouvernement de la Péninsule, par l'intermédiaire des banques italiennes[13], sérieusement défendus par leur consul en Tunisie, ils achètent ou prennent à bail un lopin de terre dès qu'ils ont amassé quelques ressources dans les chantiers des travaux publics, où ils trouvent généralement de l'embauche en débarquant. Ils plantent alors de la vigne qu'ils travaillent avec leurs enfants. Il est également beaucoup d'italiens qui se sont fait naturaliser dans ces dernières années[14] et obtinrent comme tels des lots de colonisation de la Direction de l'Agriculture.

C'est là une seconde colonisation, que la colonisation italienne favorisée et greffée sur la principale, la colonisation française et qui est non moins dangereuse.

Car l'expérience en Tunisie nous montre et l'expérience en Algérie est encore plus concluante, que tous ces étrangers et surtout les néo-français, quand ils s'implantent dans le pays, ne cultivent plus à notre égard que l'arrogance et la haine.

II) LES FRANÇAIS

Les français sont principalement ou fonctionnaires ou colons, deux classes différentes par les conditions de la vie et par le tempérament.

1) LES COLONS

« Grands » ou « Petits » que l'année soit bonne ou mauvaise, les colons ont l'oreille et l'appui du Gouvernement. Ils sont puissamment organisés pour défendre leurs intérêts. Ils ont leurs groupements, leurs journaux et leurs parlementaires. Leur politique n'a pas varié depuis l'établissement du Protectorat. Ils sont pour le refoulement de l'arabe, pour la prépondérance française, avec tout ce qu'elle a de force et de rigueur. C'est à prendre ou à laisser[15].

2) LES FONCTIONNAIRES

Les Fonctionnaires sont moins organisés et moins puissants que les colons. Habitués à une vie facile et monotone, à une discipline invariable, ils redoutent les risques de la lutte. C'est à peine s'ils se dérangent pour un meeting sur la vie chère ou le compte rendu annuel de leurs délégués au Grand Conseil. Ils sont en général libéraux, mais d'un libéralisme qui n'engage pas l'avenir. Leurs partis, relativement importants sont : l'Union des Syndicats de Tunisie C.G.T. et le Parti Socialiste S.F.I.O. L'un et l'autre sont pour la Prépondérance Française. En voici les faits :

1) Ni le Parti Socialiste ni l'Union des Syndicats n'ont manifesté la moindre réprobation, n'ont mené la moindre campagne contre le « tiers colonial », la monstruosité coloniale.

Ils prêchent l'égalité des traitements entre tunisiens et français, cela est vrai. Le Parti Socialiste a même prêté son appui au Parti Destourien à son début, cela est encore vrai ; mais ils n'ont pas tenté jusqu'ici, de démolir le privilège injuste par son essence et arrogant par son nom : le tiers colonial.

2) Le Parti Socialiste et l'Union des Syndicats sont pour l'application intégrale à la Tunisie de la loi française de1884 sur les Syndicats, malgré notre protestation. Voici la résolution votée par le Congrès Syndical de l'Afrique du Nord, en 1930 :

« Le Congrès réclame pour les travailleurs tunisiens et marocains, pour le droit syndical l'application de la loi de 1884 et pour les indigènes algériens le droit de participer à la gestion de leurs syndicats professionnels ».

Cette résolution a été prise conformément aux conclusions des rapports sur le droit syndical pour les indigènes, de MM. Delamarre (Algérie) et Bouzanquet délégué de l'Union des Syndicats de Tunisie.

Or, la loi de 1884, dont nous ne discutons par le principe de son application en France, stipule que le bureau d'un syndicat, quel qu'il soit, doit être composé uniquement de français - iniquité que Delamarre a dénoncée dans son rapport pour l'Algérie. - Ce qu'on demande aux dirigeants d'un Syndicat, comme de tout autre organisme, même patronal, c'est la capacité avant la nationalité. En appelant les travailleurs tunisiens à faire partie du bureau syndical, le syndicat pourrait être la vraie école d'égalité et de démocratie.

De quel droit et au nom de quel principe, l'Union des Syndicats de Tunisie entend-elle enlever aux travailleurs tunisiens la liberté de choisir leurs représentants au sein de leurs syndicats professionnels dans leur propre pays. Est-ce parce qu'ils sont plus disciplinés et résistent mieux dans les grèves que les ouvriers français ?

L'attitude de l'Union des Syndicats et du Parti Socialiste dans la demande de l'application de la loi de 1884 à la Tunisie telle qu'elle, ne s'explique que par le Principe de la Prépondérance ou11rière française en Tunisie.

Le Parti Socialiste ne reconnaît même pas en principe l'indépendance du peuple Tunisien :

« L'Indépendance du Peuple Tunisien est un mot vide de sens... A la domination française succéderait une autre domination européenne. Le Parti Socialiste déclare que, résolu à travailler pour un avenir de conciliation, de progrès et d'indépendance véritable, il refuse son appui à tout mouvement nationaliste et confessionnel parce que quelle qu'en soit l'issue, un mouvement nationaliste travaille toujours pour la haine, la régression, la servitude ».

Déclaration du Parti Socialiste S.F.I.O. - Fédération de Tunisie - Février 1925.


3) CRITIQUES

Certes l'indépendance du travail c'est l'indépendance véritable, mais l'indépendance Nationale en est l'un des principaux stades. Cela est non seulement admis mais soutenu par les véritables théoriciens du socialisme : Marx, Lénine, Jaurès. Nous n'insisterons donc pas là-dessus, mais nous nous attacherons après tant d'autres à dissiper la confusion que crée l'épithète « nationaliste » dans l'esprit des Socialistes tunisiens.

« En Occident, le mot nationalisme évoque l'idée de politique, de revanche, de conquête, d'hégémonie militaire ! d’expansion territoriale. Il incarne en des figures, qui, sans remonter à Barrès et Déroulède portent les noms de Maurras, Daudet, Hindenbourg. Ceci par le nationalisme intégral avoué, cynique, tapageur » [16].

Mais, dans les pays colonisés le mot nationalisme n'a pas le même sens. Il signifie plutôt libération du joug étranger, affranchissement d'une collectivité de la tutelle d'une autre collectivité.

Donc si en France nationalisme égale impérialisme, en Tunisie nationalisme égale indépendance :

a) Le mouvement pour l'indépendance n'est pas un mouvement confessionnel. Il n'oppose par le croissant à la croix. Ceux qui en Tunisie, ont porté les plus rudes coups au maraboutisme, sont incontestablement les Destouriens. Leur activité soutenue a fait fermer les portes de bien de Zaouïas.

b) Il ne travaille pas pour la haine. Bien au contraire. Il apaise et dissipe celle que nourrit l'esprit du vainqueur à l'égard du vaincu et réciproquement, même quand le conquérant n'agit que dans l'intérêt du soumis. C'est plutôt le régime colonial qui est le régime de la haine par excellence. L'étranger ne pourrait maintenir sa domination dans un pays quelconque que dans la mesure où il y agit en maître. Il s'en suit que l'indigène ne pourrait se conduire, malgré lui en subordonné sans réagir au moins par la haine. C'est la réalité de tous les jours, au Maghreb comme aux Indes. C'est pour cette simple raison que, dans la lutte contre l'étranger, nous voyons la classe ouvrière de Bombay, organisée et consciente, prêter son appui à Gandhi et Nehru.

c) Le Nationalisme des peuples colonisés n'est pas la régression. Le Peuple tunisien, tout comme les peuples Turcs, Egyptiens, Indous, secoué par la guerre de 1914, le vacarme du machinisme, la brutalité des actes des colonisateur, n'est-il pas en train d'adopter aujourd'hui les mêmes moyens de production et de défense que les peuples occidentaux ; et ce dans le souci de sa propre conservation, car la régression, le retour à la « féodalité » est incompatible avec la Société moderne.

d) Enfin, l'argument : « à la domination française succèderait une autre domination européenne », le dada de tous les impérialistes français, n'est pas convaincant, surtout sous la plume des socialistes.

Il y a d'abord à compter avec les rivalités européennes, voire même internationales. Il y a selon certains, la Société des Nations, fortement appuyée par la Seconde Internationale. Il y a surtout la volonté du Prolétariat. Pourquoi pas une Tunisie indépendante ?

Il s'ensuit donc :

1)    Que le nationalisme Tunisien condamné par le parti Socialiste, est un mouvement de libération nationale.

2)    Qu'il constitue un pas essentiel dans la libération individuelle.

3)    Qu'il n'est pas confessionnel.

4)    Qu'il apaise la haine des races et favorise leurs unions.

5)    Qu'il est un facteur de progrès social supérieur au colonialisme.

6)  L'INDEPENDANCE DU PEUPLE TUNISIEN EST UN MOT PLEIN DE SENS ET DE PROMESSES.



[1] Voir Statistiques Générales de Tunisie, année 1928.

[2] Les enfants riches, s'ils ont un mauvais numéro au tirage au sort peuvent se racheter dans une certaine proportion.

[3] Voir la Dépêche Tunisienne du 28 décembre 1929

[4] Monsieur Gabriel Mérat, nommé en Octobre 1927.

[5] Monsieur Lucien Saint, la veille de son départ au Maroc.

[6] C'était le salaire journalier des enfants en 1924.

[7] Décret du 28 février 1930.

[8] De 1928 à 1929 quatre étudiants tunisiens (trois israélites et un musulman) dont trois surveillants d’internat étaient rentrés en Tunisie mourir de tuberculose.

[9] Cadi du Caire, en 1910.

[10] 1 864 908 unités au recensement de 1926.

[11] 53 022 unités au recensement de 1926.

[12] Voir les Statistiques Générales de Tunisie, année 1928.

[13] D'après l’enquête faite par le Gouvernement du Protectorat, vers 1926, sur la hausse prodigieuse du prix de la terre et le rôle des italiens dans cette hausse.

[14] Pour l'année 1928, sur un total de 855 naturalisations, les tunisiens entrent pour 59 pour les musulmans et 213 pour les juifs et les italiens pour 449 naturalisations, soit 52,5% du total.

[15] Consulter la collection de leur journal : « Le Colon Français ».

[16] Nationalisme impérialiste - Maurice Rimbault - L'Avenir Social, décembre 1924.


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